LE SENS DE LA DÉSORIENTATION

 

Elle se tient dans le sentiment de tout ce qui nous dépasse : notre place impossible et notre perdition entre l’infiniment petit et l’infiniment grand — l’élargissement de l’air, l’éloignement de l’horizon et cela, infime et proche, que nous ne pouvons cependant saisir. Elle se tient là où le vertige emporte et où il en faudrait peu pour que le corps bascule. Elle se tient au plus proche de l’égarement. Valérie Gaillard donne à lire de la nature ce que nous en ressentons, lorsque nous nous livrons à elle ; ses photographies relèvent de l’éblouissement, de l’étourdissement, du trouble et de la perte pied. Elle est dans cet enivrement où la nature non bornée nous jette, à cet instant où l’œil s’affole de ne pas parvenir à tout embrasser à la fois ; il erre, accélère, amplifie son balayage, panique presque devant son impuissance à ne pouvoir rendre compte de tout en un seul regard globalisant. Ici, la photographe ne tente pas de rendre ses clichés ressemblants, semblables à ce que nous attendons de la représentation du réel. Elle cherche au contraire à ce que l’image qu’elle donne du paysage nous dépayse. Elle travaille à brouiller nos repères, à mettre à mal les rapports d’échelle, à perturber les relations de distances et de dimensions que notre perception établit d’ordinaire entre les choses.

 

Le regard de Valérie Gaillard se tient le plus souvent au ras du sol (dans l’herbe, parmi les feuilles, à fleur d’eau), ne surplombe que de peu son objet. La fragilité de ce regard se refuse à l’effet, s’interdit toute démonstration spectaculaire, compte sur nous pour que nous fassions une part du chemin. L’humilité d’un tel regard traduit le déséquilibre et le fourvoiement où la nature nous met, cette sensation d’écrasement dont les éléments usent à notre égard. Face à eux, nous ne faisons pas le poids ; ces photos nous le susurrent posément. C’est difficile de maîtriser les images, lorsque ces images disent que nous ne maîtrisons rien. C’est difficile de faire une image ordonnée du chaos ; c’est difficile de donner une image claire de la confusion. Valérie Gaillard puise dans les ressources propres à l’art photographique pour exprimer cela qui ne relève pas de lui. Elle s’attache aux luisances, aux reflets, aux réverbérations, aux irisations, aux miroitements, aux transparences, aux zones floues, aux taches de lumière, à la duplication des plans, aux renversements de perspective, surtout aux limites de la profondeur de champ. De la nature, elle donne ainsi à voir ce qui ne se voit pas. Elle distord la réalité à proportion que cette distorsion exprime une réalité. C’est la rigueur même de la prise de vue qui nous fait douter de notre vue : ces prises de vue déconcertent, désorientent, désappointent parfois même. Elles instaurent un moment de flottement, entre ce que nous voyons et ce que nous en pouvons interpréter. La lisibilité différée souligne la distance qu’il y a de l’œil au cerveau…

 

Cette photographie navigue dans l’entre-deux des mondes. Elle est le vide de la peinture extrême-orientale. Elle est la vitre qui sépare l’extérieur de l’intérieur et le réel de l’imagination. Elle est ce qui sépare, mais encore ce qui lie ; elle est comme une conjonction. La perception du paysage dépend de la posture du corps, l’angle de vue dépend de l’engagement du corps dans le paysage ; le vrac, le fatras, le fouillis du milieu naturel ont besoin d’un ordonnancement mental, d’un cadrage fantasmatique, pour être exprimés. Le sentiment de léger décalage ressenti à la vision des photos de Valérie Gaillard n’est pas un effet de la nature ; il est le résultat abrupt (abrupt, en ce que la prise de vue y est immédiate et définitive, sans retouche ni recadrage ultérieurs) d’un imaginaire actif dont la nature serait le matériau premier. Du reste, dans ces images, on repère une sorte de retournement du réel : le reflet des choses s’y fait plus présent (plus vibrant) que les choses mêmes, tandis que ce que l’on définira par sa transparence et son insaisissabilité (l’eau, l’air) y prend parfois l’aspect d’une masse noire, opaque, compacte et presque tangible. En même temps, cette photographie paysagiste considérée comme une dramaturgie du dedans (le théâtre de l’inconscient) ne va pas sans une sensualité insistante, affirmée. L’œil précède le toucher, mais parie sur lui. La matière, la texture, l’épiderme sont mis constamment en avant. Les touffes de graminées et les brins d’herbe participent d’une iconographie récurrente, presque obsessionnelle, qui liste chevelures et cils, aigrettes et plumets. Dans le pelage de ces croupes tapies, de ces taupinières qui font le dos rond, de ces vagues de haute prairie que le vent courbe et couche, on devinera la sauvagerie d’une nature pourtant bien inoffensive en apparence — l’animalité du paysage, qui n’est jamais que le rappel de notre propre animalité.


Valérie Gaillard marche dans le paysage ; elle marche dans ce qu’elle fréquente couramment, mais qu’elle ne connaît toujours pas — ou plutôt qu’elle reconnaît évasivement comme venant d’une part d’elle inconnue. Elle marche dans sa tête et ce qu’elle voit la décontenance. Ses photographies sont labyrinthiques ; elles relèvent de l’énigme ouverte, du problème sans solution, de la béance du sens, du signe ajourné. Elles traversent des couches, des strates, des épaisseurs. C’est comme si l’on assistait à une irrémédiable dissociation des choses, qui se jouerait hors de toute clarté triomphale (dans l’éclairage presque éteint des fins de journée) — un conflit du flou et du net, du tremblant et de l’inerte, de la vie et de la mort. La neige rongée par la brume, la forme informe des eaux gelées, l’espace fuyant, l’indistinction, l’effacement : le regard se perd en des profondeurs brumeuses, des nébulosités bruineuses, des zones de lumière immatérielle. Ainsi confondu, le monde nous confond.

 

JEAN-LOUIS ROUX
Grenoble, le 30 avril 2005

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