CARRÉ BLANC SUR FOND BLANC

Derrière, dans un demi-flou, on distingue le cordon électrique qui est branché sur la prise de courant : il fonctionne donc encore, le vieux réfrigérateur. Pas bien flambard, il préside toutefois à cette image, trônant en son milieu. À la cime de l’appareil électroménager, un empilement de sacs bleus et verts a été soigneusement plié. Sur cet empilement, ce petit feuilleté de couleurs (couches vertes, puis couches bleues), est jeté négligemment un sac en plastique blanc au froissé presque immatériel — chiffonnement de gaze. Ce serait comme un nuage : les chevaux du ciel portant sur leur échine six tomates rouge vif (la sixième à deviner plutôt qu’à voir). C’est merveille, que le rouge de ces tomates rouges ! Et derrière les tomates : un rouleau de papier toilette rose pâle, dont on ne remarque la présence incongrue (voire dérangeante) que dans un second temps. L’image est ainsi composée, que la surface du frigo représente exactement le quart de la surface de la photographie. Ce quart-là est cadré en parfaite symétrie : marge droite et marge gauche équivalentes, et ligne supérieure du frigo sur l’horizontale médiane de la photographie. Carré blanc du frigo posé sur le carré blanc du mur. On dirait un titre de peinture abstraite : « Carré blanc sur fond blanc, avec lignes bleues et vertes, taches rouges et papier rose ».

Les photographies de Valérie Gaillard sont des natures mortes. Elles prennent acte d’un creux, d’un « blanc », d’un manque qui n’est pas tout à fait le vide. Car ce vide-là est « chargé », il a vécu. Ce vide est fait de vie, ce vide est habité. C’est bien, d’ailleurs, ce qui nous désarçonne : ces natures mortes sont des extraits de vie. La jubilation des yeux ne vient que par surcroît, comme un paradoxe, une énigme qui déconcerte. Ces photographies se heurtent à l’opacité des objets, elles se heurtent à leur présence inerte. Je songe à cet autre cliché, où l’on voit trois chaises (dont deux empilées) alignées contre un mur, face à nous : ces trois chaises nous hèlent, notre regard bute dessus, nous ne savons qu’en faire. Ces natures mortes prennent sens dans leur pauvreté, leur parcimonie presque. Pour autant, elles rejettent à la fois le misérabilisme et l’esthétisme : aucune rudesse, aucune brutalité, mais aucun cadeau, cependant. Elles se tiennent par-delà, toutes de légèreté et de tendresse : dans la douceur de ces couleurs débonnaires, cette vivacité pastel qui se détache sur des pans de blancheur, des blocs de lumière. S’engouffrant par les fenêtres, la lumière transfigure l’image, lui confère sa clarté perlée, son aura infiniment paisible. Carré blanc du frigo sur carré blanc de la photo, tomates rouge vif et rouleau de papier vieux rose : contre toute attente, le prosaïsme et l’ordinaire aboutissent à cette épure. Délectation. La beauté de l’image — icône presque — réside dans son mystère. Le mystère d’une vie sans mystère. Ce dénuement sans dénouement.



BONNET VERT ET POING SERRÉ

Il est debout, le dos au mur, il nous fait face. Il nous considère, avec un sourire légèrement entendu. Il a superposé les couches de vêtements (maillot de corps, chemise et deux gilets enfilés l’un sur l’autre). À ce camaïeu de beige et de brun s’oppose le bonnet vert qu’il a posé au-dessus de son visage buriné. La verdeur de ce bonnet renvoie à sa main gauche, au bout de laquelle pend un cartable en nylon — vert, lui aussi. Notre regard circule du bonnet vert au cartable vert et de la main gauche au visage légèrement incliné — sur sa gauche, justement. Notre regard tourne décidément autour de cette main gauche, alors qu’à l’évidence, c’est la main droite qu’il conviendrait de considérer : une main fermée, un poing serré. Toute la tension de ce portrait, sa force dialectique, prend son énergie dans le contraste entre la bonhomie du visage et la crispation de ce poing. Ce contraste (cette contradiction, cette aporie) relève du secret, nous n’en saurons pas davantage.

Ils fixent l’objectif « dans les yeux ». Ils fixent l’objectif et leur visage est empreint de bonté. Il n’y a, dans leurs prunelles, nulle méfiance, nulle défiance — ni haine ou ressentiment. Juste le fardeau des années, l’usure du travail, parfois la fatigue et la lassitude. Ils ont accueilli l’intruse avec une indulgence tranquille. Car la bienveillance se situe des deux côtés de l’appareil photographique. Du côté de la photographe, bien sûr, qui est venue vers ces hommes, pour témoigner de leur vie de labeur, mais de leur dignité. Cette bienveillance, cependant, se trouve aussi (et c’est peut-être encore plus décisif) du côté des hommes que Valérie Gaillard est venue portraiturer. Si ces photographies sont belles, c’est que ces hommes l’ont bien voulu. La réussite d’un portrait tient à une relation de confiance réciproque. Face à la photographe, ces hommes de peine n’ont rien caché ; mais ils n’ont rien proclamé non plus. Ils restent avec le poids de leur existence passée, avec ce que les images ni les mots ne pourront jamais tout à fait raconter : l’obscurité d’une vie. Ce noyau infracassable, ce poing tétanisé, qui s’évanouira en même temps qu’eux. Leur vie nous oblige à considérer la nôtre — sans aménité.


UNE BÉQUILLE DANS UN COIN

Deux chaises recouvertes de skaï marron sont tassées contre un réfrigérateur hors d’âge, haut bloc blanc au sommet duquel a été installée une plante en pot aux grosses fleurs rouges. Dans la « ruelle » entre le frigo et le mur, quelqu’un a abandonné une béquille orpheline. Les deux chaises donnent envie de s’asseoir là un moment, mais la béquille fait hésiter. On ne sait que penser de cette photographie.

Il y a beaucoup d’angles, dans les photographies de Valérie Gaillard. Beaucoup d’encoignures, beaucoup de coins de murs. Les angles de murs structurent l’espace et tracent des lignes de fuite ; ils construisent la photographie. Mais ils construisent surtout un espace habitable. L’angle est le premier refuge — le cul-de-sac comme un havre de paix. Que l’on veuille bien examiner les objets qu’il y a sur ces images : de la vaisselle, des couvertures, des boîtes de médicaments, des parapluies. Ne pas avoir faim, ne pas avoir froid, ne pas avoir mal, ne pas prendre l’eau. Des hommes, ici, parent à leur fragilité sociale. Des béquilles, oui ! Des soutiens — physiques ou symboliques. Tout comme la photographe a mis de sa chaleur dans les photographies, ces objets tiennent chaud, au sens propre ou au figuré. Trois fois rien : à peine de quoi rendre l’existence supportable.



LA LUMIÈRE EST FRAÎCHE COMME UN RIRE D’ENFANT

Une salle de bains. Des néons blancs, un lavabo blanc, des murs blancs, un carrelage gris chiné. Et trois taches de couleur. Un broc en matière plastique verte, établi strictement au centre de la photographie, flanqué de part et d’autre par la double tache bleue d’une chemisette fraîchement lessivée (qui s’égoutte, accrochée à un vasistas) et son reflet dans un miroir. La puissance des diagonales et le réseau serré des horizontales et verticales creusent l’image, lui confèrent sa profondeur vigoureuse. Tout est calmement posé, tout est méticuleusement composé. La rigueur photographique est source d’harmonie.

La photographe a dû se contenter de l’existant : l’exiguïté des locaux et le manque de recul, un décor banal, bancal, et la clarté blafarde diffusée par les tubes au néon. Elle n’a rien déplacé ni touché : elle a fait avec ce que le réel lui proposait là. Mais elle a longuement regardé ces lieux, elle a pris le temps de s’en imprégner. Elle ne les a pas faits siens, mais elle s’y est accoutumée. Elle n’a rien bousculé, s’est glissée humblement dans ce monde qui ne lui appartient pas. Pas de prises de vue à la sauvette ! Pas d’images volées ! Elle a installé très méthodiquement le cadrage de ses prises de vue, la façon de dessiner l’espace, l’équilibre de leur lumière. Elle a tiré parti de la géométrie de l’architecture (ainsi, les lignes orthogonales des joints entre les carreaux de faïence sur le mur), afin que ses photographies trouvent un appui, une assise. Elle a laissé entrer la lumière (fenêtres ouvertes, rideaux écartés, plafonniers et appliques allumés), cette lumière fraîche et affectueuse comme un rire d’enfant. La lumière caresse ; elle console et elle panse. Je discerne du bonheur, dans les photographies de Valérie Gaillard. « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? », interrogeait Louis Aragon. Oui, c’est ainsi qu’ils vivent. Il convient même de les imaginer heureux.

 

JEAN-LOUIS ROUX
23 octobre 2011

 

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